dimanche 6 mars 2011

Musée d'Art Moderne, Takasaki, Japon. Architecte : Arata Isozaki



Voici un autre de texte d'Arata Isozaki, architecte, au sujet du Musée d'art moderne de Takasaki au Japon. Je sais qu'il est long, mais il aborde à mon sens certaines questions intéressantes quant à la conception d'un espace architectural et muséal.


« Un musée n'est plus, aujourd'hui, qu'un abri temporaire pour des œuvres d'art qui voyagent à travers le monde avec encadrement et piédestal, des œuvres choisies et mises en place pour tisser un espace. Le musée n'a donc plus de forme spécifique. Aussi des structures cubiques définissant des cavités, peuvent-elles êtres considérées comme la métaphore du musée » (A. Isozaki).

Réalisé à l'occasion du centenaire de l'ère Meiji pour la préfecture de Gunma, ce musée est situé dans un immense parc. Il a pour vocation la présentation d'expositions temporaires, l'aile implantée en biais étant toutefois réservée à la collection Yamatane. Charles Jenks, dans un article publié dans « Japon Architecture » rappelle que, demandant à Adolfo Natalini (du groupe italien Superstudio) s'il avait construit un de ses splendides projets géométriques, celui-ci lui avait répondu : « Non, mais les Japonais l'ont fait et beaucoup mieux que nous n'aurions pu le faire en Italie ». Jenks poursuit : « Cela semble être le rôle ambivalent que le Japon a adopté depuis la guerre : conduire les idées occidentales à leur perfection, à leur conclusion inévitable, ce que l'occident, trop lent, trop confus, ne peut réaliser... Si vous voulez étudier les dernières œuvres de Le Corbusier, voyez Tange ou Mayekawa ; et si vous voulez voir les réalisations d'Archigram, visitez « Expo 70 »... ».

« Le Japon apparaît comme le seul pays où les architectes modernes sont vraiment acceptés. La raison habituellement invoquée est que l'architecture traditionnelle japonaise, avec son contrôle modulaire et son abstraction, est plus proche de l'architecture moderne que l'architecture historique des autres pays.

« Ainsi, il est souvent difficile de dire quand un architecte japonais suit une pratique traditionnelle ou des exemples occidentaux modernes.

« Est-ce que les trames, les cubes d'Isozaki sont développés des structures traditionnelles ou des travaux du Superstudio ou de Peter Eisenman, ou encore sont-elles le résultat d'une méthode conceptionnelle qu'Isozaki appelle l'amplification ? »

Pas de spectaculaire, pas de monumentalité, la rigueur des volumes, la froideur des matériaux (aluminium et marbre) et la perfection de leur mise en place renvoient à l'image d'un centre de traitement informatique : une totale artificialité, une totale indifférence.


« Les univers métaphysiques et physiques sont tellement remplis de cubes et de carrés qu'il me serait impossible de couvrir des milliers de pages uniquement de citations s'y rapportant. Le livre de photo de Paul Munari, La découverte du carré, qui est une anthologie de ce genre de formes, contient des références à l'Agora d'Ephèse, aux temples de Palmyre, au Dôme de Pise, au Palais Farnèse de Rome, aux constructions de Palladio, au musée sans fin de Le Corbusier, aux plans rectangulaires de Mies Van der Rohe. Naturellement, il y est aussi fait mention de Malevitch, Mondrian et Max Bill.

Du fait de son instabilité naturelle, le cube est rarement présent dans les formations cristallines naturelles. On trouve cependant dans le livre de Munari quelques formations cristallines cubiques.

Continuer à en parler pourrait sembler vain. Je tiens cependant à expliquer pourquoi je n'utilise rien d'autre dans mon œuvre : cela tient avant tout à ma partialité envers cette forme. Cela n'explique peut-être pas tout, mais je le fais au désespoir de cause.

Mes premiers rapports avec les cubes datent d'une époque où je ressentais à la fois répulsion et attirance pour les méthodes japonaises traditionnelles de conception spatiale et architecturale.

Il existe au Japon une manière de faire un projet appelée « Tateokoshi » : les façades d'une pièce sont étudiées comme si elles étaient rabattues autour du plan. Un effort mental doit donc être fait pour les mettre en place et imaginer l'espace qu'elles détermineront. Cet espace n'est jamais dessiné.

En d'autres termes, cette méthode ne permet pas une objectivation de l'espace de la pièce. Elle est liée, sans aucun doute, au système structural traditionnel dans lequel les éléments en bois sont soigneusement préparés, puis assemblés sur place. Cette manière de concevoir le dessin architectural continua à influencer, sans qu'ils s'en rendent compte, les architectes japonais lorsque, dans les années 1950, commença l'ère du béton.

Les méthodes de composition du groupe « De Stijl » basées sur le jeu des lignes et des plans sont à l'origine de l'esthétique de l'architecture moderne. Au Japon, dans des conditions différentes, existait un système formel traditionnel utilisant des modèles similaires à ceux du groupe « De Stijl ». C'est à cette similitude que l'on doit la « découverte » des blocs d'imprimerie en bois « Ukyo-E » et des beautés du palais Katsura.

Les méthodes traditionnelles ont donc influencé considérablement les nouvelles méthodes de conception et de construction de l'architecture japonaise moderne. Par exemple, les structures en béton armé étaient étudiées à l'image des structures poteaux-poutres traditionnelles, leurs proportions étant même parfois imitées de l'architecture de bois. Des détails ornementaux anciens ont même été reproduits sur des éléments en béton préfabriqués. J'objectais que l'architecture moderne japonaise profitait de ce raccourci pour perfectionner une formalisation qui ne s'occupait toujours pas d'objectiver l'espace, question pourtant fondamentale.

Les formes provenaient de dimensionnement permettant aux structures constituées de poutres et de piliers en béton armé d'absorber des chocs telluriques horizontaux et de supporter les pressions verticales. En maintes occasions, le béton armé était employé comme un matériau linéaire. Et même lorsque des matériaux linéaires étaient utilisés comme coffrages, on laissait les piliers à nu comme dans les clôtures, ce qui est le cas du mur « Shinkabe ».

Le code traditionnel de proportions (Kiwari) envahissait les proportions des composants, de telle sorte que les constructions donnaient l'impression de n'avoir été conçue pour n'être rien d'autre que des assemblages en équilibre dynamique.

Cependant, malgré l'équilibre de la structure, les espaces intérieurs étaient toujours un désastre.

Il y manquait le charme de ces vieux salons de thé ou de ces vieilles constructions de style Sukiya.

Pour moi, cela était à imputer à la méthode traditionnelle de dessin, le Tateokoshi. Que j'ai raison ou non, le Tateokoshi devait être bien plus qu'un recueil d'effets, qu'une méthode efficace de transmission de l'information. La tension présente dans certains plans d'espaces intérieurs de maison de thé construites suivant cette méthode a dû nécessiter une extraordinaire force de créativité.

Même lorsque le Tateokoshi fut réduit à un système de notation destiné seulement à la production automatique d'espaces de qualité prédéterminée, les espaces intérieurs cessèrent d'être l'objet de ce processus de conception. Ce qui est arrivé à l'abondante architecture japonaise des années 1950.

Malgré ce que je viens de dire, le carré est beaucoup plus ancré dans la tradition japonaise qu'il ne l'est dans l'européenne. Le carré est devenu l'étalon des surfaces horizontales et verticales du fait qu'il était l'élément déterminant de la nature de ces surfaces. On peut se rendre compte « de visu » que l'architecture japonaise regorge de carrés.

Les côtés d'un carré étant égaux, une fois l'un déterminé, les autres le sont aussi.

La liberté de concevoir séparément le plan et les élévations puis de les combiner ensuite n'existe pas dans les espaces cubiques. Au contraire, la forme beaucoup plus rigide, s'exprime comme une unité tridimensionnelle qui semble, au niveau du dessin, refuser toute altération. Elle enveloppe un volume déterminé dont les proportions sont difficilement modifiables.

Cette fixité des éléments m'a intéressé.

Malgré ma répulsion pour le traitement insatisfaisant des espaces intérieurs, résultant du Tateokoshi, j'ai utilisé moi-même certains éléments traditionnels basés sur le rectangle.

D'une certaine manière, je maintenais un certain contact avec le vieux système.

Les Néoplatoniciens de la Renaissance s'intéressaient, aussi, particulièrement au cube. En effet, le cube et la sphère, formes platoniciennes, devinrent le fondement de l'espace visuel. Léonard de Vinci, qui fondait sa pensée sur Vitruve, inscrivait ses études morphologiques à l'intérieur de cercles et de carrés. Ces dessins sont le symbole du désir platonicien de faire la jonction entre l'humain et la géométrie. Ces penseurs ont élevé le cube au niveau d'un principe fondamental, d'un modèle absolu.

Le Corbusier, descendant classique de l'école platonicienne, accepta ce moyen de résoudre les problèmes imaginés par les cubistes et développa un système utilisant le cylindre, la sphère, le cube, le cône comme éléments transcendantaux et fondamentaux. Il a essayé de trouver la forme suprême issue de ces éléments de base.

Le cube est l'étalon de l'espace, car il est la forme ultime de sa simplification. Parce qu'il est instable et qu'il apparaît rarement dans la nature, il est le symbole de l'artificialité et, comme tel, volontiers employé comme métaphore de l'artificiel. Je ne me sers pas du cube, à l'image des hommes de la Renaissance, comme médiation pour atteindre le centre de l'univers. Je ne l'utilise pas tel un manifeste pour trouver le forme ultime comme le faisait Le Corbusier. Je m'en suis servi comme critique de l'architecture japonaise des années 1960 et comme véhicule pour exprimer mes idées.

Mais cela n'explique pas pourquoi je continue de l'utiliser.

Au temps de la Renaissance, avec le montée des théories humanistes, les théories reliées à l'architecture contribuèrent à l'idée du monde centrifuge dont le centre est l'homme. Au temps de Le Corbusier, l'humanité avait suffisamment foi en l'avenir pour écrire des manifestes. L'époque actuelle est différente. Lorsque l'on sent que le continuum espace-temps a été interrompu, mais qu'il faut continuer à dessiner des projets, il devient important d'abonder dans le sens de sa propre partialité.

L'image du Gunma Prefectoral Art Museum consistait en une série de cubes éparpillés sur une pelouse. En dehors des ossatures, les éléments devaient être transparents pour permettre une perméabilité visuelle. L'emplacement est quasiment plat, avec quelques arbres entrant dans le champ de vision. Les structures cubiques et les arbres s'enchevêtrent et se reflètent. Le musée lui-même est le lieu déterminé par la structure cubique.

Si le seul intérêt d'un musée réside dans le fait d'exposer des œuvres d'art, créer un lieu suffit. On accorde, ainsi, aux œuvres d'art une structure multidimensionnelle. Les visiteurs du musée sont eux aussi absorbés à l'intérieur de la structure. En d'autres termes, c'est à l'intérieur de la structure qu'a lieu la rencontre entre le visiteur et l'œuvre d'art et que naît l'amour de l'art.

Un musée d'art choisit de « citer » un certain ombre d'œuvres artistiques qu'il met en place dans le contexte d'une exposition. De ce fait, la seule chose demandée à un musée est d'être une structure où cela puisse se passer. En ce sens, le cube est un musée d'art. Lorsque la forme pure du cube est disposée sur un emplacement déterminé, des transformations internes deviennent nécessaires. Les éléments internes changent de dénomination : les lignes verticales deviennent des piliers et les lignes horizontales liant le haut des éléments verticaux deviennent des poutres. Les lignes à la surface du sol sont alors appelées fondations. La forme devant occuper une place précise, ses composants linéaires et abstraits doivent adopter des noms concrets. Est-il cependant nécessaire de faire ces changements à cause des rapports avec le lieu et l'emplacement ?

Cette question de base devient la clé des solutions de tous les problèmes soulevés au niveau morphologique dans cette construction.

Le structure des piliers et des poutres devrait, par exemple, coller à la forme d'origine. Cependant, lorsque l'on développe la structure en une ossature de béton de 12 m de côté, les problèmes de dynamique s'appliquant aux piliers sont fort différents de ceux des poutres. Alors que la section des piliers peut être carrée, celle des poutres n'est pas forcément identique. On peut s'attendre, à moins d'ajouter de l'épaisseur ou de rembourrer les éléments, à ce qu'il y ait une différence dans leurs dimensions. On peut compenser cela en recouvrant l'extérieur de panneaux d'aluminium : les différences n'apparaissent alors qu'à l'intérieur. C'est cette technique qui a été utilisée au Gunma Art Museum. Ces différences et intersections dans les formes, bien que modérées, sont apparentes dans le hall d'entrée qui reflète l'intérieur du cube dans sa dimension réelle. Ces différences, qui auraient pu être dissimulées, ont été laissées apparentes au profit des expositions.

Bien que l'architecte essaie au maximum de supprimer les différences entre la pure forme abstraite et la construction elle-même, celles-ci resurgissent à certains endroits. Il est impossible de maintenir des formes parfaitement pures en architecture et le fossé créé par les conditions objectives s'accroît lorsqu'il y a mise en œuvre de matériaux extrêmement denses. Il est, cependant, possible de réduire ces différences en changeant les proportions qui commandent la perception de la force de gravité. C'est ce que j'ai fait de plusieurs façons dans cette construction.

J'ai tout d'abord recouvert toutes les surfaces intérieures visibles par des panneaux d'aluminium carrés, qui du fait de leurs quatre côtés égaux n'accusent pas le sens du vertical et de l'horizontal et réduisent l'impression de pesanteur des plafonds. Similairement, si l'on conserve des dimensions presque identiques aux piliers et aux poutres, la charge qui s'exerce sur eux n'est que très vaguement ressentie. La transposition de ce système à une échelle plus importante, la disposition des fenêtres toutes tournées vers la pelouse et la couverture des extérieurs par des panneaux plats en aluminium brillants, réduit l'impression de pesanteur du lieu.


Convergence


Le Gunma Art Museum est constitué de cubes de 12m de côté disposés soit en séries, soit en parallèles.

Les cubes placés en retrait sont surélevés de 6m.

La silhouette du bâtiment se trouve ainsi déterminée par l'alignement des cubes bien qu'aucun élément cubique ne soit visible de l'extérieur.

Du côté gauche du bâtiment, une aile formée de deux cubes s'écarte de 22,5 degrés de l'axe principal du plan, ce qui évite à la construction cette rigidité que donne une symétrie totale et crée une sorte d façade orientée vers le parc forestier de Gunma. Ce fléchissement de l'axe souligne aussi l'agencement du bâtiment à partir des structures carrées et de leurs angles droits. La nature tout à fait ordinaire de cette enveloppe, faite de carrés et d'angles droits, peut ne pas retenir l'attention. Cette torsion de l'axe procure une « perversion » qui est la bienvenue dans une composition que la répétition des angles droits à tous les niveaux menaçait de rendre statique. En d'autres termes, nous avons là le moyen minimal permettant de créer un frémissement délibéré qui souligne toute la structure. Le devant du bâtiment est totalement couvert par des panneaux d'aluminium ; l'arrière, légèrement plus haut, est presque entièrement réalisé en béton brut de décoffrage. À une certaine distance, l'agencement irrégulier des panneaux de la façade se combinant avec la perception partielle des parties surélevées de la masse postérieure crée l'impression d'un enchevêtrement d'éléments. Cet enchevêtrement et cette opposition de deux matériaux contrastés sont délibérés. Les structures des éléments cubiques sont séparées et articulées, côté ouest, alors qu'elles sont traitées brutalement comme une surface unique, côté est.

Le mouvement du soleil amène des variations subtiles dans le revêtement d'aluminium qui peut parfois briller d'une manière tellement incandescente qu'un halo se crée, mais qui peut, d'autres fois, prendre un aspect sombre et terne.

Ainsi, les différentes surface du revêtement d'aluminium des éléments cubiques ont des expressions individuelles aux changements imprévisibles. Par contraste, les surfaces mattes et non réfléchissantes des masses de béton apparaissent constamment mornes et sombres. Bien que la construction entière soit fondée sur une forme fixe, elle donne cependant une surprenante impression de convergence et de profondeur lorsque l'on perçoit simultanément les masses frontales et postérieures. La répartition des matériaux de finition, bien qu'elle ait été le fait de mesures d'économie, fait ressortir l'ensemble de la structure.



Structures supplémentaires


Mes intention en ce qui concerne ce bâtiment résident presque entièrement dans la structure cubique et l'agencement des cubes. J'avais conscience que lors des expositions, des objets d'art amovibles seraient mis en présence les uns des autres à l'intérieur de cet arrangement de cubes et qu'ils formeraient, dans leur nouvelle disposition, une trame sensible. J'aimerais également parler à un niveau sémantique de deux espaces.

Le premier, la plate-forme de marbre située au fond du hall d'entrée, renferme un ascenseur destiné aux handicapés physiques, une salle des machines, un magasin de stockage, un bureau d'information, le tout recouvert d'un revêtement de marbre de Carrare. Faisant ainsi aboutir toutes les lignes du hall dans un seul coin de l'espace, cette plate-forme donne aux visiteurs l'impression qu'ils regardent un dessin en perspective inversée.

Cette masse blanche en spirale ascendante dans la structure symétrique frontale du cube crée des illusions d'optique.

Le second est une plate-forme et une dépression rectangulaire de taille identique dans le sol de la section ouverte située sous l'aile oblique. Cette disposition en parallèle d'un élément positif et d'un élément négatif donne au lieu un caractère excentrique.

Tout cela, ainsi que je l'ai déjà expliqué, crée une impression de désordre souhaitable dans ce réseau général, équilibré et ordonné et procure des ruptures au sein des espaces. L'interprétation de ces ruptures et des images qui en résultent dépassent le domaine du concepteur. »



Arata Isozaki

vendredi 4 mars 2011

La couleur dans l'architecture

Voici un texte de Fernand Léger, La couleur dans l'architecture, publié en 1954 à Paris dans Problèmes de la couleur. Il est un peu vieux, certes, mais ce peintre, en rapport avec les architectes de son temps, tel Le Corbusier, aborde la question de la construction d'un espace pictural au sein d'un espace habitable.



La couleur dans l'architecture


Le problème n'est pas si simple qu'il en a l'air, parce que la position des peintres modernes se trouve en somme divisée en deux tendances. Il y a le tableau de chevalet et il y a l'adaptation de la couleur à l'architecture. Personnellement, je cherche à faire une distinction de plus en plus nette entre les deux positions. Je sais qu'un grand nombre de peintres ne s'en occupent pas, mais moi je m'en occupe.

Le tableau de chevalet est une œuvre, est un objet en soi qui comporte ses limites et qui est aussi bien en place aujourd'hui à Tokyo qu'à Berlin. Il voyage, il circule, il prend sa place, tandis que la peinture architecturale devient un art collectif.

C'est un architecte qui vient vous trouver et qui dit : « Voilà, j'aurais besoin de couleur pour mon édifice. » S'il s'agit d'un homme avec qui l'on peut s'entendre, on accepte qu'il vous dise l'endroit et même les couleurs qui l'intéresseraient. Nous sommes donc dans le collectif absolu. L'exécution de la chose incombe même souvent à des techniciens soit céramistes, soit fresquistes, soit mosaïstes.

Depuis quatre ans, j'ai eu un certain nombre de commandes dans cet esprit-là, notamment – ce qui est assez curieux- pour des vitraux et des façades d'églises.

Remontons à l'origine. C'est en 1922-23 que le problème s'est éclairci, lorsque les architectes modernes ont eu nettoyé – il n'a pas d'autres mot – l'architecture du décor 1900. On s'est trouvé devant des murs blancs et nus. Les architectes étaient ravis. Seulement une maison n'est pas entièrement pour eux, elle est faite pour être habitée par le propriétaire et par d'autres. Ils se sont donc trouvés devant un nombre très limité de gens décidés à habiter ces murs blancs. Que s'est-il donc passé alors? Ici je vous raconte une histoire qui me concerne, car il y avait une espèce de communauté entre ce que je faisais à ce moment-là et l'inquiétude des architectes devant leurs murs. Je me souviens qu'à l'Exposition de 1925 j'avais travaillé à des choses abstraites en couleur pure, extrêmement rectangulaires, et Mallet-Stevens, un des mes amis architectes belges (malheureusement disparu), venu chez moi, avait vu une grande peinture assez haute et large, absolument abstraite, en couleur assez forte, rectangulaire – il présentait lui-même un projet d'ampleur à cette Exposition – et il m'avait dit : « J'aimerais beaucoup avoir cela chez moi. » J'ai donc mis chez lui cette chose qui n'était pas du tout appropriée, mais quand même cela constituait une attaque, une présence.

À la suite de cela, des contacts se sont établis avec des amis architectes, et je crois que c'est à ce moment-là que le problème de la couleur sur les murs a pris naissance. Cela a servi de transition pour le client effaré devant les murs nus et qui disait : C'est un hôpital !

Puisqu'on s'adressait à moi, j'ai pensé qu'il fallait réaliser cela au mieux, et j'ai trouvé un mot pour appeler cela : création d'un nouvel espace. Il est certain que, si, sur un mur de fond dont vous coupez un tiers, vous mettez sur ce tiers une couleur différente des deux autres tiers, le rapport visuel comme distance entre vous et le mur disparaît. Vous créez une autre distance qui peut être différente si une partie du mur est jaune et l'autre bleue, par exemple. Le jaune recule et le bleu avance.

C'est une sorte de loi : les couleurs avancent ou reculent, au point du vue sensoriel. Naturellement, si vous détruisez la surface habitable, ce que j'appelle : le rectangle habitable, vous en faites un autre rectangle, qui est sans limite physique et non mesurable.

Si, dans le même temps, vous faites un arrangement antisymétrique des meubles, par exemple, si au lieu de mettre la cheminée absolument dans l'axe du mur, vous la portez un peu à droite ou un peu à gauche, et qu'à gauche vous ayez un meuble important et à droite un meuble plus petit – bref le renversement de l'arrangement éternel de nos grand-mères -, vous créez une révolution totale dans l'habitation. Mais elle est dure à faire. Je me souviens qu'elle a été pour moi l'occasion d'une sorte de jeu avec une bonne, car à chaque fois que je rentrais et que je regardais ma cheminée par exemple – où j'avais présenté des objets avec le plus grand à droite, au milieu un plus petit, et à gauche une autre dimension -, j'étais sûr en rentrant de trouver tout dans un ordre symétrique, le plus grand au milieu : c'était une fille traditionnelle.

Cette tradition est lourde, pesante. La grande révolution c'est cela, le nouvel espace c'est cela : ne plus mettre la pendule au milieu et les potiches en candélabres de chaque côté.

Voilà où nous en étions au départ, cela se passait il y a une vingtaine d'années. Maintenant les temps ont marché, et la distribution de la couleur dans le monde est quelque chose d'inimaginable. Les rues, les campagnes, ces paysages impressionnistes, si mélodieux et si gentils, ont vu tout d'un coup apparaître « Dubonnet » : la mélodie était « foutue ». Il n'y a pas d'autre mot, elle est « foutue » par ces affiches, par ces hautes tensions qui coupent les nuages, qui coupent les arbres. Nous sommes dans un paysage absolument contrasté, qui est notre nouvelle époque.

Nous sommes donc devant un événement énorme. Je crois que jamais – même au Moyen-Âge, si nous admettons que les pierres étaient polychromes -, le monde n'a été aussi coloré qu'il l'est actuellement. Cela devient anarchique. Les murs : il n'y en a plus, tout saute, tout est détruit.

Me rendre responsable de cela? Je n'en sais rien. Des critiques d'art ont dit : La société de protection des paysages va condamner Léger un de ces jours, car c'est lui le coupable de ce déchaînement de couleurs. Mais je n'y suis pour rien. Évidemment j'ai des couleurs très fortes dans mes tableaux, et j'ai chez moi des élèves qui gagnent leur vie en lançant des affiches et des vitrines. Or, jamais de ma vie je n'ai fait d'affiche ni de vitrine. Je ne savais pas que dans la rue j'étais chez moi !

Que voulez-vous, il n'y a rien à faire à la publicité : elle a tout de suite sauté sur la couleur pure et s'en est servi commercialement. Nous sommes devant une situation telle que moi-même j'en suis à me demander s'il ne devrait pas y avoir une espèce d'ordre. Dans le métro il y a un ordre, mais sur les murs il n'y en a pas. C'est un désordre comme dans toutes les révolutions qui commencent. Le temps est venu d'essayer d'ordonner cette anarchie, je crois.

Je reviens à la collaboration avec les architectes. C'est le grand problème parce que, sortant de l'anarchie extérieure, nous sommes à l'heure actuelle devant une demande d'ordre coloré intérieur. Pendant toute la période « École 1830 », « École impressionniste », le tableau de chevalet règne entièrement sur le monde. Puis il y a une espèce de stagnation, et tout de suite après nous sommes en pleine possibilité de travail entre les architectes et les peintres. Cela a commencé vers 1925. Je crois que le moment est venu d'examiner très sérieusement ces faits modernes, parce qu'il faut tout de même que tout soit fait harmonieusement, avec des rapports justes, que la volonté de l'architecte ne soit pas diminuée, et que l'on tienne compte de son désir de destruction du mur ou simplement de son désir d'accompagnement du mur. Nous sommes dans une époque très intéressante. Je ne veux pas dire, comme certains le disent, que je considère cela comme une expérience : c'est un fait plastique très important.

Pour moi, l'application de l'art abstrait me convient absolument pour les grands décors muraux. J'en ai discuté par exemple pour l'O.N.U. M. Harrison m'a dit : « Nous voudrions une décoration de vous pour l'O.N.U. à New-York ». Il est venu me voir avec sa maquette, et nous avons discuté de tableaux plus ou moins représentatifs et de tableaux abstraits. Nous sous sommes entendus sur une chose abstraite, et j'ai fait deux grands panneaux de 10 mètres sur 10 pour l'O.N.U. ; c'est la dernière chose importante que j'ai créée ; mais c'est ce qu'il fallait faire.

Je crois que, si l'on veut créer un espace en architecture, il faut rester dans cette donnée de distribution de la couleur. Nous sommes vraiment là en camaraderie avec l'architecture. On ne doit pas prendre l'architecture comme un dispositif pour accrocher des tableaux : c'est l'erreur ancienne. Il faut établir un état de collaboration.

Voilà la position que je considère comme juste. Je sais qu'elle est très controversée et que même la plupart des peintres abstraits que je connais disent : « Mais pas du tout, nous, nous faisons des peintures de chevalet. »

Ça les regarde, moi je continue mon tableau de chevalet avec des objets, et je conçois de plus en plus l'accompagnement mural avec l'abstrait, et toujours en liaison étroite avec l'architecte, qui a son idée à lui, et il s'agit de faire coïncider nos deux idées. Cette tendance nous fait arriver au même résultat que l'architecture qui se libère, qui devient lumineuse et claire.

Je peux vous donner l'exemple à Rotterdam d'une vieille usine qui a été refaite extrêmement lumineuse et claire. Nous arrivons ici dans le domaine de l'influence psychologique de la couleur et de la lumière sur les individus. En effet, les ouvriers, sans qu'on leur dise la moindre chose, sont, en travaillant dans cette usine refaite, devenus plus soignés ; on m'a même certifié qu'ils parlaient plus, qu'il y avait plus de gaîté. Influence très nette sur le moral de l'individu produite par des murs de couleur et des murs propres.

Même exemple en Finlande. Il y a une dizaine d'années, l'architecte Aatlo avait des commandes importantes, et je suis allé passé deux mois là-bas avec lui, où il a fait des appartements modernes pour ingénieurs et pour ouvriers. Il a conçu le problème des murs de couleurs. Que s'est-il passé quand les uns et les autres sont arrivés entre ces murs de couleurs ? Eh bien, Messieurs les ingénieurs ont mis des perroquets, du papier sur les murs, tandis que les ouvriers n'ont touché à rien (il est vrai qu'ils n'ont peut-être pas osé). Et l'influence lumière-couleur a agi sur eux, sur leur tenue, qui est devenue plus soignée. Aatlo était enthousiaste et il m'a dit : « Tout de même, le peuple n'est pas mal ! ».

Voilà donc deux cas d'observation de changement dans la tenue des hommes, et même psychologiquement cela va assez loin. A ce propos, je peux vous raconter une histoire de médecine concevant la cure par la couleur.

Il y a 5 ou 6 ans, j'avais fait à Lyon une conférence, et après, bien qu'elle ait duré assez longtemps, une bande de jeunes gens me saute dessus. Je me suis dit : Ce doit être des peintres lyonnais. Pas du tout ; c'était des étudiants en médecine. Ils m'ont dit : « Nous avons remarqué dans une revue que vous parliez de la cure par la couleur, cela nous intéresse. » Et j'ai passé la nuit à discuter avec ces gamins. Ils m'ont proposé de faire une expérience : mettre pendant huit jour un demi-fou, un super-nerveux dans une pièce rouge avec lumière mobile. Il deviendra complètement fou, m'ont-ils dit. J'ai répondu : Ce n'est pas la peine, c'est plutôt le contraire qu'il faut faire.

C'est tout ce que j'avais à dire sur l'importance de la couleur dans le monde. Cette importance dépasse même les limites concevables.

lundi 14 février 2011

L’espace littéral et l’espace littéraire

On peut se rendre compte qu’il y a une frontalité dans le voir : ce que notre œil nous renvoit c’est son alignement par rapport à d’autres éléments, ce que l’on peut appeler un point de vue. Ainsi ce sont des formes et des couleurs, dans la profondeur du réel, qui sont mis à plat par la rétine de l’œil. D’autre part ces éléments, de par l’œil et de par le langage, sont énoncés en un sens particulier : on pourrait appeler cela reconnaître, par exemple. Le sens est une définition en cela intéressante, puisque qu’elle désigne à la fois les sens perceptifs et le sens énoncé dans notre cerveau ou sensorium. On pourrait même envisager un sens absolu, et donc utopique.

Dans la perception du monde qui nous entoure, je distingue donc deux espaces complémentaires qui coexistent : un espace littéral et littéraire. L’objet regardé serait donc littéral si l’on accepte son existence au monde, et littéraire si l’on accepte qu’il est soumis à la référence pour pouvoir en énoncer le sens (pour moi le couteau n’est un couteau que si je sais ce qu’est un couteau, sinon je le désignerai par sa description, toujours a l’aide de mots, ce qui me permet tout de même de qualifier cet objet et de lui donner ainsi un sens).

Regarder un espace uniquement littéral serait un exercice purement réflexif puisque soumis à la condition de ne pas voir d’espace littéraire (et donc échapper à la fonction référentielle du langage par rapport à l’objet regardé). Or en poursuivant cette idée de regarder un « monoespace » littéral, ce serait d’une observation active : il faudrait envisager le non voir de l’œil, et le voir de la parole : seule la parole peut distinguer la séparation de l’objet concret regardé, et donc son existence au monde, de l’objet regardé pour le moi soumis à la référence, et donc permettre le doute du voir de l’œil pour considérer l’espace littéral seul : le langage permet de distinguer l’objet de la vision, et l’image de l’objet créée par l’œil.

On pourrait sinon envisager d’essayer de ne rien voir avec l’œil, soit des formes et couleurs inqualifiables, personnellement je n’y arrive pas et donc qualifie cette tentative d’impossible.

Pour à peu près les mêmes raisons énoncées, un espace uniquement littéraire dans la perception de la « réalité » poserait le problème de l’espace du voir de l’œil : pour parler, il faut toujours parler de quelque chose, et sans l’espace littéral, il n’y aurait rien a voir, et rien à parler. L’espace interne de la pensée pourrait cependant peut être fonctionner de manière purement littéraire, grâce à sa capacité réflexive de se pencher sur elle-même. Mais dans ce cas de figure je pense que l’on s’éloigne du domaine de la perception, et cette forme d’espace littéraire autonome ne peut cependant toujours pas exister si l’espace littéral disparaissait.

jeudi 20 janvier 2011

Proposition qui voudrait de la réaction

http://philotra.pagesperso-orange.fr/hume_article_anglais.htm

  Voici un texte de David Hume sur la relation entre l'idée et son essence. Cela me semble intéressant, car tant que l'on cherche à définir l'espace, on en arrive à l'espace idéal, et même celui de l'idéation.

Je crois personnellement au déterminisme quant à la notion d'espace, je crois que, qu'on l'entende ou non, on ne peut rechercher sur l'espace si on admet pas comme évident que notre recherche est celle d'une volonté de re-présentation, puisque l'idée espace nous dépasse par essence et que nous en cherchons une forme déterminée. Ainsi, nous ne l'envisageons toujours, que ce soit par le scheme de pensée ou le système mathématique, le X d'une équation comme son =; par l'image, et le symbole, qui permettent justement de rationaliser la réflexion et peut-être de la vérifier. On ne peut donc pas nier le déterminisme qui est celui que la réflexion représente l'expérience faîte dans le sensible et qu'elle tente de proposer un continuum de celle-ci, une exaltation, un autre "espace". Mais l'espace créé sera toujours de l'ordre du symbole et donc de l'image. A partir de là, une infinité d'espaces sont possibles. Mais je crois que c'est tant qu'on refuse d'admettre cela, que l'on ne peut pas ouvrir de possibles

;E.P

vendredi 1 octobre 2010

Blog de l'ARC Constitution d'espaces, École des beaux-arts de Rennes, 2010-2011