vendredi 4 mars 2011

La couleur dans l'architecture

Voici un texte de Fernand Léger, La couleur dans l'architecture, publié en 1954 à Paris dans Problèmes de la couleur. Il est un peu vieux, certes, mais ce peintre, en rapport avec les architectes de son temps, tel Le Corbusier, aborde la question de la construction d'un espace pictural au sein d'un espace habitable.



La couleur dans l'architecture


Le problème n'est pas si simple qu'il en a l'air, parce que la position des peintres modernes se trouve en somme divisée en deux tendances. Il y a le tableau de chevalet et il y a l'adaptation de la couleur à l'architecture. Personnellement, je cherche à faire une distinction de plus en plus nette entre les deux positions. Je sais qu'un grand nombre de peintres ne s'en occupent pas, mais moi je m'en occupe.

Le tableau de chevalet est une œuvre, est un objet en soi qui comporte ses limites et qui est aussi bien en place aujourd'hui à Tokyo qu'à Berlin. Il voyage, il circule, il prend sa place, tandis que la peinture architecturale devient un art collectif.

C'est un architecte qui vient vous trouver et qui dit : « Voilà, j'aurais besoin de couleur pour mon édifice. » S'il s'agit d'un homme avec qui l'on peut s'entendre, on accepte qu'il vous dise l'endroit et même les couleurs qui l'intéresseraient. Nous sommes donc dans le collectif absolu. L'exécution de la chose incombe même souvent à des techniciens soit céramistes, soit fresquistes, soit mosaïstes.

Depuis quatre ans, j'ai eu un certain nombre de commandes dans cet esprit-là, notamment – ce qui est assez curieux- pour des vitraux et des façades d'églises.

Remontons à l'origine. C'est en 1922-23 que le problème s'est éclairci, lorsque les architectes modernes ont eu nettoyé – il n'a pas d'autres mot – l'architecture du décor 1900. On s'est trouvé devant des murs blancs et nus. Les architectes étaient ravis. Seulement une maison n'est pas entièrement pour eux, elle est faite pour être habitée par le propriétaire et par d'autres. Ils se sont donc trouvés devant un nombre très limité de gens décidés à habiter ces murs blancs. Que s'est-il donc passé alors? Ici je vous raconte une histoire qui me concerne, car il y avait une espèce de communauté entre ce que je faisais à ce moment-là et l'inquiétude des architectes devant leurs murs. Je me souviens qu'à l'Exposition de 1925 j'avais travaillé à des choses abstraites en couleur pure, extrêmement rectangulaires, et Mallet-Stevens, un des mes amis architectes belges (malheureusement disparu), venu chez moi, avait vu une grande peinture assez haute et large, absolument abstraite, en couleur assez forte, rectangulaire – il présentait lui-même un projet d'ampleur à cette Exposition – et il m'avait dit : « J'aimerais beaucoup avoir cela chez moi. » J'ai donc mis chez lui cette chose qui n'était pas du tout appropriée, mais quand même cela constituait une attaque, une présence.

À la suite de cela, des contacts se sont établis avec des amis architectes, et je crois que c'est à ce moment-là que le problème de la couleur sur les murs a pris naissance. Cela a servi de transition pour le client effaré devant les murs nus et qui disait : C'est un hôpital !

Puisqu'on s'adressait à moi, j'ai pensé qu'il fallait réaliser cela au mieux, et j'ai trouvé un mot pour appeler cela : création d'un nouvel espace. Il est certain que, si, sur un mur de fond dont vous coupez un tiers, vous mettez sur ce tiers une couleur différente des deux autres tiers, le rapport visuel comme distance entre vous et le mur disparaît. Vous créez une autre distance qui peut être différente si une partie du mur est jaune et l'autre bleue, par exemple. Le jaune recule et le bleu avance.

C'est une sorte de loi : les couleurs avancent ou reculent, au point du vue sensoriel. Naturellement, si vous détruisez la surface habitable, ce que j'appelle : le rectangle habitable, vous en faites un autre rectangle, qui est sans limite physique et non mesurable.

Si, dans le même temps, vous faites un arrangement antisymétrique des meubles, par exemple, si au lieu de mettre la cheminée absolument dans l'axe du mur, vous la portez un peu à droite ou un peu à gauche, et qu'à gauche vous ayez un meuble important et à droite un meuble plus petit – bref le renversement de l'arrangement éternel de nos grand-mères -, vous créez une révolution totale dans l'habitation. Mais elle est dure à faire. Je me souviens qu'elle a été pour moi l'occasion d'une sorte de jeu avec une bonne, car à chaque fois que je rentrais et que je regardais ma cheminée par exemple – où j'avais présenté des objets avec le plus grand à droite, au milieu un plus petit, et à gauche une autre dimension -, j'étais sûr en rentrant de trouver tout dans un ordre symétrique, le plus grand au milieu : c'était une fille traditionnelle.

Cette tradition est lourde, pesante. La grande révolution c'est cela, le nouvel espace c'est cela : ne plus mettre la pendule au milieu et les potiches en candélabres de chaque côté.

Voilà où nous en étions au départ, cela se passait il y a une vingtaine d'années. Maintenant les temps ont marché, et la distribution de la couleur dans le monde est quelque chose d'inimaginable. Les rues, les campagnes, ces paysages impressionnistes, si mélodieux et si gentils, ont vu tout d'un coup apparaître « Dubonnet » : la mélodie était « foutue ». Il n'y a pas d'autre mot, elle est « foutue » par ces affiches, par ces hautes tensions qui coupent les nuages, qui coupent les arbres. Nous sommes dans un paysage absolument contrasté, qui est notre nouvelle époque.

Nous sommes donc devant un événement énorme. Je crois que jamais – même au Moyen-Âge, si nous admettons que les pierres étaient polychromes -, le monde n'a été aussi coloré qu'il l'est actuellement. Cela devient anarchique. Les murs : il n'y en a plus, tout saute, tout est détruit.

Me rendre responsable de cela? Je n'en sais rien. Des critiques d'art ont dit : La société de protection des paysages va condamner Léger un de ces jours, car c'est lui le coupable de ce déchaînement de couleurs. Mais je n'y suis pour rien. Évidemment j'ai des couleurs très fortes dans mes tableaux, et j'ai chez moi des élèves qui gagnent leur vie en lançant des affiches et des vitrines. Or, jamais de ma vie je n'ai fait d'affiche ni de vitrine. Je ne savais pas que dans la rue j'étais chez moi !

Que voulez-vous, il n'y a rien à faire à la publicité : elle a tout de suite sauté sur la couleur pure et s'en est servi commercialement. Nous sommes devant une situation telle que moi-même j'en suis à me demander s'il ne devrait pas y avoir une espèce d'ordre. Dans le métro il y a un ordre, mais sur les murs il n'y en a pas. C'est un désordre comme dans toutes les révolutions qui commencent. Le temps est venu d'essayer d'ordonner cette anarchie, je crois.

Je reviens à la collaboration avec les architectes. C'est le grand problème parce que, sortant de l'anarchie extérieure, nous sommes à l'heure actuelle devant une demande d'ordre coloré intérieur. Pendant toute la période « École 1830 », « École impressionniste », le tableau de chevalet règne entièrement sur le monde. Puis il y a une espèce de stagnation, et tout de suite après nous sommes en pleine possibilité de travail entre les architectes et les peintres. Cela a commencé vers 1925. Je crois que le moment est venu d'examiner très sérieusement ces faits modernes, parce qu'il faut tout de même que tout soit fait harmonieusement, avec des rapports justes, que la volonté de l'architecte ne soit pas diminuée, et que l'on tienne compte de son désir de destruction du mur ou simplement de son désir d'accompagnement du mur. Nous sommes dans une époque très intéressante. Je ne veux pas dire, comme certains le disent, que je considère cela comme une expérience : c'est un fait plastique très important.

Pour moi, l'application de l'art abstrait me convient absolument pour les grands décors muraux. J'en ai discuté par exemple pour l'O.N.U. M. Harrison m'a dit : « Nous voudrions une décoration de vous pour l'O.N.U. à New-York ». Il est venu me voir avec sa maquette, et nous avons discuté de tableaux plus ou moins représentatifs et de tableaux abstraits. Nous sous sommes entendus sur une chose abstraite, et j'ai fait deux grands panneaux de 10 mètres sur 10 pour l'O.N.U. ; c'est la dernière chose importante que j'ai créée ; mais c'est ce qu'il fallait faire.

Je crois que, si l'on veut créer un espace en architecture, il faut rester dans cette donnée de distribution de la couleur. Nous sommes vraiment là en camaraderie avec l'architecture. On ne doit pas prendre l'architecture comme un dispositif pour accrocher des tableaux : c'est l'erreur ancienne. Il faut établir un état de collaboration.

Voilà la position que je considère comme juste. Je sais qu'elle est très controversée et que même la plupart des peintres abstraits que je connais disent : « Mais pas du tout, nous, nous faisons des peintures de chevalet. »

Ça les regarde, moi je continue mon tableau de chevalet avec des objets, et je conçois de plus en plus l'accompagnement mural avec l'abstrait, et toujours en liaison étroite avec l'architecte, qui a son idée à lui, et il s'agit de faire coïncider nos deux idées. Cette tendance nous fait arriver au même résultat que l'architecture qui se libère, qui devient lumineuse et claire.

Je peux vous donner l'exemple à Rotterdam d'une vieille usine qui a été refaite extrêmement lumineuse et claire. Nous arrivons ici dans le domaine de l'influence psychologique de la couleur et de la lumière sur les individus. En effet, les ouvriers, sans qu'on leur dise la moindre chose, sont, en travaillant dans cette usine refaite, devenus plus soignés ; on m'a même certifié qu'ils parlaient plus, qu'il y avait plus de gaîté. Influence très nette sur le moral de l'individu produite par des murs de couleur et des murs propres.

Même exemple en Finlande. Il y a une dizaine d'années, l'architecte Aatlo avait des commandes importantes, et je suis allé passé deux mois là-bas avec lui, où il a fait des appartements modernes pour ingénieurs et pour ouvriers. Il a conçu le problème des murs de couleurs. Que s'est-il passé quand les uns et les autres sont arrivés entre ces murs de couleurs ? Eh bien, Messieurs les ingénieurs ont mis des perroquets, du papier sur les murs, tandis que les ouvriers n'ont touché à rien (il est vrai qu'ils n'ont peut-être pas osé). Et l'influence lumière-couleur a agi sur eux, sur leur tenue, qui est devenue plus soignée. Aatlo était enthousiaste et il m'a dit : « Tout de même, le peuple n'est pas mal ! ».

Voilà donc deux cas d'observation de changement dans la tenue des hommes, et même psychologiquement cela va assez loin. A ce propos, je peux vous raconter une histoire de médecine concevant la cure par la couleur.

Il y a 5 ou 6 ans, j'avais fait à Lyon une conférence, et après, bien qu'elle ait duré assez longtemps, une bande de jeunes gens me saute dessus. Je me suis dit : Ce doit être des peintres lyonnais. Pas du tout ; c'était des étudiants en médecine. Ils m'ont dit : « Nous avons remarqué dans une revue que vous parliez de la cure par la couleur, cela nous intéresse. » Et j'ai passé la nuit à discuter avec ces gamins. Ils m'ont proposé de faire une expérience : mettre pendant huit jour un demi-fou, un super-nerveux dans une pièce rouge avec lumière mobile. Il deviendra complètement fou, m'ont-ils dit. J'ai répondu : Ce n'est pas la peine, c'est plutôt le contraire qu'il faut faire.

C'est tout ce que j'avais à dire sur l'importance de la couleur dans le monde. Cette importance dépasse même les limites concevables.

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